Les impossibles molécules de l’espace, ou comment faire s’arracher les cheveux à un chimiste ?

L’espace a toujours été source de questions existentielles de l’être humain : qu’y avait-il avant le big bang ? L’univers a-t-il un centre ? Y a-t-il des extraterrestres, et si oui, que pensent-ils de Jul ? Bref, que de questions sans réponse et une toute simple que l’on peut se poser souvent, en tant qu’astrochimiste, « Comment ? ». Hors de la chimie terrestre, le milieu interstellaire est le laboratoire de la formation de molécules simples à complexes (même si « complexes » ici se réfère à des molécules de plus de 5 atomes…) qui peuvent apparaître sous forme de gaz ou de glace, l’état liquide n’existant pas dans les conditions thermodynamiques de l’espace. Et certaines molécules ne peuvent se former que sous ces conditions extrêmes.

Nos chers gaz nobles, qui sont les asociaux de la table périodique des éléments sur Terre, se permettent quelques folies cosmiques : l’Hélium (He) [1] et l’Argon (Ar) [2] ont ainsi été découverts en train de former des liaisons avec des atomes d’Hydrogène, ces petits sacripants.

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Pour rappel, les gaz nobles sont les éléments chimiques de la dernière colonne du tableau périodique des éléments, dont la particularité est d’avoir leur couche de valence saturée, ne pouvant donc pas établir de liaison covalente avec les autres atomes. Ils sont donc chimiquement inertes. « Qu’est-ce qui fait que l’espace leur permet de se dévergonder ? » vous demandez-vous. « Comment osent-ils ?! » vous écriez-vous avec rage si vous êtes un chimiste. La réponse se trouve peut-être là où nous les avons détectés : dans les cercueils ouverts des étoiles. Prenons l’exemple de 36ArH+, qui à la seule vue de cette écriture, m’a fait frissonner. D’où vient-il ?

Vous n’êtes pas sans savoir que certaines étoiles mourantes se prennent d’une mégalomanie sans nom et décident d’emporter tout ce qu’il y a aux alentours dans un énorme feu d’artifice. Cette explosion, appelée supernova, est si puissante que certains atomes ne se forment que lors de cette « nucléosynthèse explosive ». L’énergie libérée peut ainsi former du soufre, de l’argon (notre criminel) et même des métaux comme le fer ou le nickel. Les restes de la supernova laissent une ambiance pour le moins... électrique dans les alentours. Ces cadavres d’étoiles forment des nuages interstellaires, composés en grande partie de gaz ionisés. Pour la détection de la molécule qui nous intéresse en particulier, on regardera la nébuleuse du Crabe.

 

Il fait très chaud dans les environs, certains électrons ont des températures pouvant atteindre plus de 15000 K. Autant vous dire que les petits chenapans ont de l’énergie à revendre. C’est grâce à ces températures élevées et ces gaz ionisés que l’on va détecter des transitions plus hautes en énergie.

Il a été établi que la réaction la plus « probable » [3] de la formation de ArH+ est :

Ar+ + H2 → ArH+ + H

On parle alors de réaction destructive. Or, la nébuleuse du Crabe abrite un pulsar (une étoile morte qui continue de tourner sur elle-même à une  vitesse très élevée) et ce dernier photo-ionise les alentours, ce qui conduirait à penser que la photodissociation est le mécanisme de formation principal. Malheureusement, la constante de réaction pour un tel milieu est très difficile à reproduire en laboratoire.

L’observation en astrochimie se fait dans des domaines autres que la partie visible du spectre de la lumière. La spectroscopie permet la détection de molécules à haute fréquence (domaine submillimétrique) dans les nuages “froids”. Ces observations sont influencées par l’atmosphère et sont souvent plus précises grâce aux télescopes spatiaux (ici, le satellite Herschel). Les raies observées sont d’origine rotationnelle ou vibrationnelle, dues à l’absorption et/ou l’émission d’un photon.  Pour la molécule ArH+, les astrochimistes estiment avoir détecté l’émission d’une transition vibrationnelle de l’état fondamental. Il est bon de savoir que pendant longtemps, cette transition était tout simplement non-reconnue. Elle a été détectée à de multiples reprises mais personne n’avait été capable de mettre en lumière qui en était responsable. C’est seulement en dressant la liste complète des éléments présents dans ce genre de nébuleuses que les astronomes ont alors pu imaginer l’éventualité… qu’elle existe.

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Depuis sa première détection, ArH+ a également été détecté près du centre de la galaxie, près d’un trou noir, avec des densités de colonnes plus importantes, ce qui semble souligner la nécessité de conditions très rares et extrêmes. La densité de colonne étant le nombre de particules contenues dans une aire le long d’une ligne de visée (distance à la source), il est plus facile de se la représenter comme le nombre de molécules contenues dans un cône.

On pourrait se dire qu’avec cette expérience, on serait capable alors d’élargir le champ des possibles, mais beaucoup de transitions détectées ne sont même pas retrouvées en laboratoire [4]. Il est fort possible que la plupart de ces inconnues soient des transitions hautement énergétiques ou simplement une combinaison d’atomes qui semblaient improbable (les molécules à base de gaz nobles en étant la preuve). La quête de l’identification de ces bandes est toujours en cours.

Si nos chers confrères chimistes ont fini de grincer des dents, nous pouvons continuer avec des exemples de molécules tout aussi exotiques de C3 à C60 [5], plus complexes comme le phosphaallene CH2=C=PH [6], molécule jamais observée ailleurs. La nature continue de se vanter sur sa capacité à nous surprendre. Avec l’arrivée du James Webb Space Telescope, lancé à Noël, on s’attend à de nouvelles mesures très précises et dans des régions plus difficiles à observer. De très nombreuses molécules restent alors à identifier et on espère qu’à défaut de ne pas briser nos connaissances quantiques, elles ne brisent pas le moral des chimistes.

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Ceci n’est pas (encore ?) réel, pas d’inquiétude !

Angèle Taillard

Mise à jour le 28/03/2022

Auteure

Angèle Taillard, Doctorante Laboratoire d’Astrophysique de Bordeaux