Décrire le comportement des fluides complexes comme les fluides biologiques lorsqu’ils sont confinés ou près d’une interface avec un autre fluide est un enjeu majeur pour la physique de la matière molle avec des implications directes pour les nanotechnologies et les technologies de revêtement. Ceci demande d’être capable de mesurer localement et à des petites échelles la rhéologie de ces fluides (ou objets mous). Cependant, les rhéomètres classiques présentent une limitation majeure : ils introduisent un contact mécanique qui peut polluer ou modifier la structure de l’échantillon. Dans ce contexte, la pression de radiation de la lumière est une alliée précieuse pour sonder localement la rhéologie des liquides.
- Introduction
Les fluides complexes en situation de confinement sont omniprésents en biologie ou dans l’industrie. En biologie, on les retrouve dans les articulations où le liquide synovial est fortement confiné entre les cartilages : il s’agit d’un contact lubrifié car deux surfaces solides sont mises en contact par un liquide. Aussi, l’intérêt grandissant pour la nanophysique demande une connaissance fine des propriétés des films minces, notamment de leur propriétés interfaciales et rhéologiques.
Malheureusement les rhéomètres classiques présentent plusieurs limitations :
- - Ils demandent premièrement une quantité conséquente d’échantillon -de l’ordre du mL-, ce qui peut être limitant pour des applications biologiques où le prélèvement est contraint.
- - Le contact mécanique peut polluer ou modifier la structure de l’échantillon. C’est le cas avec le rhéomètre de Couette où le liquide est placé entre deux surfaces pour mesurer sa viscosité.
- - Enfin, pour des écoulements confinés, ou de lubrification, la dynamique est très lente et l’évaporation de l’échantillon n’est plus un phénomène négligeable et il faut tenir compte de la modification des propriétés du mélange lors de la mesure.
Comment mesurer alors les propriétés d’un liquide sans contact ? Les méthodes de mesure sans contact reposent sur le même principe : il faut déformer l’interface entre le liquide et le milieu extérieur et mesurer cette déformation. Ce principe est particulièrement pertinent car il permet de déduire la quasi-totalité des propriétés (viscosité, tension capillaire) du fluide par les seules analyses de la dynamique de déformation et du régime stationnaire. Pour déformer un liquide sans contact, la pression de radiation optique est un bon candidat car elle permet de sonder des échelles de l’ordre de la taille d’un faisceau laser (quelques micromètres).
- Pression de radiation
Traditionnellement présentée dans le cadre d’exercices de physique purement académiques, et décrite pour la première fois par James Maxwell en 1873 [1], la pression de radiation correspond à la pression exercée par une onde électromagnétique sur une surface traversée. Elle correspond à un transfert de quantité de mouvement de l’onde incidente à l’interface. Pour mieux comprendre, regardons ce qu’il se passe lorsqu’un faisceau laser de vecteur d’onde k (dans le vide) rencontre une interface air/liquide (Figure 1). Comme sur le schéma, supposons que le faisceau est dirigé vers le bas. Dans ce cas, l’onde possède une quantité de mouvement , avec
. Après l’interface, dans le liquide, elle possède la quantité de mouvement
. Comme
, l’onde a gagné de la quantité de mouvement au passage de l’interface. La conservation de la quantité de mouvement impose qu’il y a eu un transfert de quantité de mouvement
à l’interface (et vers haut). Donc en projetant un faisceau laser nous tirons sur l’interface [2] !
Figure 1 : Déformation d’une interface par pression de radiation. Le faisceau laser incident cède de la quantité de mouvement à l’interface lors de son passage : elle est déformée vers le haut.
Malheureusement du fait des faibles contrastes d’indice entre les interfaces, les pressions de radiation rencontrées sont très faibles. Pire encore, la déformation de l’interface résultante est de l’ordre de quelques dizaines de nanomètres pour des interfaces air/liquide classiques [3]. Ne vous attendez pas à voir la pression de radiation à l’œil nu en éclairant une goutte d’eau avec un pointeur laser !
- Application à la rhéométrie : Opto-Rhéologie
Pour mesurer les propriétés rhéologiques d’un liquide en utilisant la pression de radiation optique, le montage suivant a été proposé [4] (Figure 2A). Une goutte de l’échantillon, d’une taille typique de quelques millimètres, est déposée sur un prisme (Figure 2A, miniature). Le laser utilisé pour appliquer une pression de radiation est un laser vert de taille de faisceau 100 µm et dont la puissance est comprise entre 1 et 5 W. Ces valeurs conduisent à des déformations par pression de radiation comprises entre 10 et 100 nm. Elles seront mesurées par une technique d’interférométrie : un faisceau rouge faiblement focalisé est projeté sur la goutte. Les interférences entre les réflexions issues du sommet de la goutte et de l’interface liquide/prisme produisent une figure d’interférence connue sous le nom d’anneaux de Newton. La variation d’intensité lumineuse du point central des anneaux est une mesure directe des variations de l’épaisseur maximale de la goutte [5].
Avec cette méthode il est possible de mesurer l’évolution temporelle d’une interface déformée par pression de radiation optique (Figure 1-b).
Figure 2 : A – Montage expérimental d’Opto-Rhéologie. B – Évolution temporelle de l’interface déformée par la pression de radiation : Il s’agit d’une expérience réalisée avec un mélange de PAAM (5-6 M) 2%w ; puissance incidente P = 3W, taille du faisceau w0=105 μm.
Pour des liquides Newtoniens, c’est-à-dire un fluide dont la contrainte est proportionnelle à la vitesse de déformation – c’est le cas de l’eau, du glycérol-, il est possible de relier l’évolution temporelle de l’interface aux propriétés rhéologiques du liquide [2, 3, 4]. Ainsi, l’amplitude finale de la déformation donne directement la tension de surface de l’interface. Alors que la dynamique de la déformation permet de mesurer la viscosité du liquide. Par exemple en appliquant cette technique à un mélange eau-glycérol (80 % de masse de glycérol), nous mesurons une tension de surface de 69 mN/m et une viscosité de 120 mPa.s à comparer aux valeurs tabulées de 67 mN/m pour la tension de surface et 90 mPa.s pour la viscosité.
Figure 3 : Trait plein noir : Déformation de l’interface d’un mélange eau-glycérol (80wt % de glycérol) pour une puissance de faisceau de 2W, une taille de faisceau de 160µm. Trait plein bleu : Ajustement des expressions théoriques [2, 3, 4] pour mesurer la viscosité et la tension de surface du mélange. Trait pointillé vert : Tracé des expressions théoriques [2, 3, 4] avec les valeurs de viscosité et tension de surface tabulées.
Nous avons décrit comment la pression de radiation optique pouvait être mise à profit pour mesurer les propriétés rhéologiques d’un liquide sans contact mécanique. En suivant l’évolution temporelle d’une interface air/liquide déformée par pression de radiation, il est possible de mesurer la tension de surface avec l’amplitude de la déformation atteinte et la viscosité avec la dynamique de la déformation. Il reste néanmoins un peu de chemin avant d’être en mesure d’appliquer cette méthode à des liquides biologiques ou d’intérêt pour les nanotechnologies. Ce sont en effet bien souvent des rhéologies non-Newtoniennes pour lesquelles nous ne savons pas décrire mathématiquement la déformation de l’interface du liquide par pression de radiation.
[1] James Clerk Maxwell, « A Treatise on Electricity and Magnetism », Clarendon Press, vol. 2, 1973, p. 391-392
[2] R. Wunenburger, A. Casner and J.-P. Delville, Phys. Rev. E, 2006, 73, 036315.
[3] B. Issenman, R. Wunenburger, H. Chraibi, M. Gandil and J.-P. Delville, Journal of Fluid Mechanics, 2011, 682, 460–490
[4] G. Verma, Soft Matter (2020).
[5] G. Verma and K. P. Singh, Applied Physics Letters, 2014, 104, 244106.