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Maximiser nos chances de sauver le chat de Shrödinger

Les systèmes quantiques ont des propriétés curieuses, comme par exemple la possibilité d'être dans plusieurs de leurs états à la fois. Une particule peut donc être à deux endroits de l'espace en même temps, un atome à la fois excité et au repos, un chat à la fois mort et vivant, ... Cependant, ces superpositions d'états ne durent pas dans le temps. C'est le principe de la décohérence. De plus, les objets quantiques retombent toujours dans leur état de plus basse énergie. C'est le principe de la dissipation. Ici, nous allons introduire ces concepts en s'intéressant à un chat et à une méthode simple de simulation quantique.

Publiée le

Pendant mes travaux de thèse, j'ai été amené à de nombreuses reprises à étudier formellement les phénomènes de dissipation et de décohérence dans des systèmes quantiques très particuliers. L'objectif de ce court article de vulgarisation est d'introduire ces concepts. Je conseille vivement la lecture de [1] pour plus de précision sur ce sujet.

Guillaume Bertel
Doctorant au LOMA

Dans la célèbre expérience de pensée du physicien Erwin Shrödinger [2], un chat est enfermé dans une boîte contenant un étrange mécanisme impliquant une fiole de poison et un atome. Si l'atome est dans son état fondamental, le mécanisme brise la fiole et le chat meurt. Si l'atome est dans son état excité, rien ne se passe et l'animal reste en vie. Le but de cette expérience, autrement que de jouer avec la vie des chats, devient clair lorsque l'atome est mis dans une superposition de ses états. Le chat se retrouve alors lui aussi dans une superposition : il est à la fois mort et vivant. Dès lors, ouvrir la boîte et regarder l'état du chat revient à faire une mesure, et donc à faire s'effondrer l'animal (et l'atome) dans l'un ou l'autre de leurs états. La superposition n'existe donc que tant que personne ne regarde. N'aimant pas tuer des animaux, nous pourrions décider de ne jamais ouvrir la boîte, laissant ainsi la pauvre bête dans cette étrange superposition. Elle ne serait pas tout-à-fait vivante, mais au moins elle ne serait pas tout-à-fait morte non plus. Et pourtant... cette décision serait certainement la pire que l'on puisse prendre. Ne pas regarder provoquerait à coup sûr la mort du chat. Car ne rien observer, c'est déjà observer quelque chose. C'est ce que nous allons voir maintenant.

Environnement et dissipation

La plupart des étudiants abordent la mécanique quantique en s'intéressant à des systèmes isolés, c'est-à-dire préservés de toutes interactions extérieures. Ils s'imaginent une sorte de boîte dont les parois absorberaient tout ce qui pourrait altérer le système étudié. Si par exemple cet objet était sensible aux champs électromagnétiques, alors la boîte serait telle qu'en son intérieur ces champs seraient parfaitement nuls. Aux expérimentateurs ensuite de se débrouiller pour concevoir de telles boîtes, à l'aide de chambres à vide, de cryostats, etc. Cette vue de l'esprit, bien pratique pour simplifier les problèmes, représente assez mal la réalité. Non pas parce que les expérimentateurs n'ont pas accès à des technologies assez poussées pour vraiment isoler des systèmes quantiques, mais tout simplement parce que le monde est par nature non-isolé. Par exemple, notre boîte dans laquelle les champs sont parfaitement absorbés contiendra toujours des fluctuations quantiques résiduelles : les fluctuations du vide ! Impossible de ne pas les prendre en compte lorsqu'on étudie un objet qui y serait sensible, tel l'atome de l'introduction, dont l'état détermine la survie du chat.

Ce sont d'ailleurs les interactions entre cet atome et l'environnement qui le font toujours redescendre vers son état fondamental lorsqu'il est excité, en émettant un photon au passage. Ce processus, c'est l'émission spontanée. C'est un phénomène purement aléatoire, auquel on associe une probabilité par unité de temps P. On parle alors de dissipation, et c'est donc ce processus qui va irrémédiablement tuer notre chat. Car quoi qu'on fasse, l'environnement fera toujours tomber tôt ou tard l'atome dans l'état fondamental. Il faudrait donc ouvrir la boîte pour éviter que le chat meurt, mais en observant son état, nous le forcerions à choisir... et donc nous aurions une chance sur deux de le retrouver déjà mort. Face à ce dilemme, laissons nous quelques temps de réflexion. Imaginons que l'animal est particulièrement chanceux et que pendant ces hésitations, aucune transition n'a lieu. Et bien malgré tout... hésiter, c'est déjà diminuer nos chance de trouver le chat en vie. Pour l'illustrer, essayons de simuler comment évolue dans le temps la probabilité que l'atome soit dans l'état excité.

Décohérence et sauts quantiques

Initialement, l'électron est dans une superposition de ses deux états. Nous divisons le temps en un grand nombre d'intervalles très courts Δt. A chaque intervalle, on choisi aléatoirement un nombre, qu'on compare à PΔt pour décider s'il y a une transition ou non. S'il y en a une, un photon est émis. On le mesure, et on en déduit que l'atome est désormais dans l'état fondamental. On conclut que le chat est malheureusement mort, pas de chance... Si par contre il n'y a pas de transition, aucun photon n'est émis, et rien n'est mesuré, donc tout va bien. Sauf que... Si le temps passe et qu'aucun photon n'est toujours émis, alors un observateur rusé pourrait dire "probablement que
l'atome est maintenant dans son état fondamental". Et il aurait raison : après tout, le seul moyen pour que s'écoule tant de temps sans que de transition n'ai lieu, c'est bien que l'atome soit dans l'état fondamental. Donc en observant "rien" suffisamment longtemps, on gagne quand même une information sur l'atome !

Cette méthode de simulation, c'est celle des sauts quantiques, développée par Dalibard, Castin et Molmer [3]. Et ce phénomène qu'elle illustre, c'est précisément celui de la décohérence : nul besoin d'un observateur, l'environnement mesure tout seul l'état du système, en permanence ! Ces mesures récupèrent à chaque fois une petite part d'information sur le système, et détruisent donc peu à peu la superposition d'états quantiques. Donc même si aucune transition n'a lieu, plus le temps passe et plus il est probable qu'en ouvrant la boîte, le chat ne soit plus parmi nous.

En conclusion, la seule stratégie à adopter face à un chat enfermé dans une boîte par un physicien fou, c'est d'ouvrir sans aucune hésitation la boîte, en croisant les doigts.

Références

[1] : Schlosshauer, M. "Dechoherence, and the Quantum-to-Classical transition" (2007).
[2] : Schrödinger, E. "Die gegenwärtige Situation in der Quantenmechanik", Naturwissenschaften 23, 807-812 (1935).
[3] : Klaus Mølmer, Yvan Castin, and Jean Dalibard, "Monte Carlo wave-function method in quantum optics," J. Opt. Soc. Am. B 10, 524-538 (1993)

Pas d'inquiétude, aucun chat n'a été blessé pendant la rédaction de cet article. En voici la preuve.

Auteur

  • Guillaume Bertel

    Doctorant au LOMA