De quoi est formée la matière ?
Commençons par faire un bref passage du côté du modèle standard. Dans ce modèle la cohésion des noyaux atomiques est expliquée par l’interaction forte ; cette théorie, dite de jauge, décrit les interactions entre fermions appelés quarks par le biais de bosons, les gluons. Il existe 6 types (saveurs) de quarks différents : up, down, strange, charm, bottom, top dans l’ordre croissant des masses. Les noyaux atomiques sont composés des deux premiers, avec le proton comprenant 2 quarks up et 1 quark down (uud), le neutron 2 down et 1 up (udd).
En 1984, Edward Witten propose une idée radicale : à pression nulle, l’état fondamental de la matière est une soupe de quarks composée de quarks up, down et strange en même quantité ; c’est l’hypothèse de la matière étrange.
Pourquoi cette hypothèse est-elle plausible ?
Nous savons expérimentalement qu’un plasma de quarks ud (composé de quarks up et down) est instable. En effet, de façon spontanée les quarks vont se regrouper en baryons (3 quarks) ou mésons (2 quarks). Que se passe-t-il lorsque l’on rajoute une saveur ? Considérons un modèle simplifié où les quarks se comportent comme un gaz de Fermi. On peut montrer que la densité d’énergie et la densité baryonique sont données respectivement par ε ˜ γμ4 et ρ= γμ3, où γ est le nombre de saveur (dégénérescence) et μ le potentiel chimique. Pour une même densité baryonique, une soupe de quarks à 3 saveurs aura donc une énergie par baryon abaissée d’un facteur (2/3)¹⁄³˜0.9 par rapport au cas à 2 saveurs, et sera donc plus stable. Cependant, les calculs de l’interaction forte dans le régime des basses énergies ne nous permettent pas de calculer avec précision l’énergie par baryon d’une soupe à 2 saveurs, les quarks interagissant de manière très forte [1]. Il n’est donc aujourd’hui pas possible de conclure que la matière atomique est l’état fondamental de la matière.
Si la matière étrange est effectivement plus stable, pourquoi sommes-nous composés d’atomes ?
Pour répondre à cette question il faut se demander comment un nucléon pourrait se transformer en matière étrange. Prenons l’exemple du neutron qui est un baryon udd. Si l’interaction forte décrit la cohésion nucléaire, c’est l’interaction faible qui permet d’expliquer les changements de saveurs des quarks. Plusieurs réactions permettent la production de quarks étranges, par exemple u+d→u+s (un quark up et down interagissent pour donner un quark up et strange). Même si cette réaction est assez peu probable, au bout d’un certain temps les neutrons devraient tous s’être transformés en matière étrange. En réalité, de la matière étrange composée de 3 quarks serait instable à cause d’effets de surface. En prenant des modèles simplifiés, on trouve qu’il faudrait un nombre baryonique ˜100 pour que cette matière étrange ne se désintègre pas spontanément en matière atomique. Il faudrait donc transformer en même temps environ 100 quarks d pour obtenir de la matière étrange stable. Or un simple calcul nous dit que le temps typique pour que cette réaction se produise serait d’environ 10000 ans, soit bien plus que l’âge de l’univers observable. Il n’est donc pas étonnant que la matière ordinaire nous apparaisse stable ; en réalité elle n’est peut être que métastable avec une très longue durée de vie [2].
Comment prouver alors l’hypothèse de la matière étrange ?
S’il est extrêmement peu probable que de la matière étrange soit créée spontanément sur Terre, la situation est totalement différente au cœur des étoiles à neutrons. En effet, la pression et température colossales dans ces étoiles facilitent grandement certaines transformations comme u+d→u+s . Après formation d’une petite bulle de matière étrange stable au cœur de l’étoile, les neutrons, par diffusion, seraient absorbés et transformés eux même en matière étrange. En peu de temps (quelques minutes suivant certains modèles) toute l’étoile deviendrait de la matière étrange ; c’est ce que l’on appelle alors une étoile étrange.
Ces étoiles étranges auraient une masse équivalente aux étoiles à neutrons (typiquement 1 masse solaire) tout en ayant un plus petit rayon (moins de 9 km). Si parfois certaines étoiles ont été soupçonnées d’être étranges, aucune observation claire n’a pour l’instant été faite, et l’hypothèse de la matière étrange reste aujourd’hui ouverte.
RÉFÉRENCES :
[1] Glendenning N. (1996), Compact Stars, Springer
[2] Haensel, P., Potekhin, A., & Yakovlev, D. (2007), Neutron stars 1: Equation of state and structure, (Vol. 326) Springer
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[1] Les calculs sont tellement compliqués que même l’estimation de la masse des protons et neutrons en partant des premiers principes n’a été réalisée qu’il y a une dizaine d’années.
[2] Il est amusant de noter que le risque de création de matière étrange a été soulevé lors de la construction du LHC.