Julie Grollier : L'Académie des sciences a remis le prix Irène Joliot-Curie 2021 de la Femme scientifique de l'Année

L'Académie des sciences a remis le prix Irène Joliot-Curie 2021 de la Femme scientifique de l'Année à Julie Grollier, pour ses travaux entre physique et intelligence artificielle.
Après avoir créé un neurone artificiel qui a fait sensation, elle veut mettre au point des processeurs inspirés du fonctionnement du cerveau.
(Re)lire le portrait #CNRSleJournal de Julie Grollier, spécialiste de spintronique, curieuse de toutes les disciplines et lauréate de la médaille d'argent du CNRS en 2018.

  • 29/11/2021

Elle vient de se voir attribuer le prix Irène Joliot-Curie 2021 de la Femme scientifique de l'Année pour ses travaux entre physique et intelligence artificielle. Après avoir créé un neurone artificiel qui a fait sensation, elle veut mettre au point des processeurs inspirés du fonctionnement du cerveau. Portrait de Julie Grollier, spécialiste de spintronique, curieuse de toutes les disciplines. 

« Le rêve, la passion et l’imagination. » C’est ce que répond Julie Grollier, lauréate de la médaille d’argent du CNRS en 2018, quand on lui demande ce qui lui semble le plus important dans son approche de la recherche. Nanotechnologies, neurosciences, physique quantique, science des matériaux, électronique, mathématiques, informatique… Une foule de disciplines se mêlent en permanence dans les réflexions de la physicienne, directrice d’une équipe au sein de l’Unité mixte de physique CNRS/Thales. Une telle pluridisciplinarité aurait de quoi donner le tournis ! Pas à Julie Grollier, justement passée maître dans l’art de contrôler les boussoles les plus fondamentales de la matière : les électrons, minuscules « aimants » pouvant prendre deux orientations, « vers le haut » ou « vers le bas », appelées spins. Or qui contrôle ces fameux spins, contrôle les propriétés magnétiques d’un matériau…

Maîtriser le spin et booster la mémoire vive

La possibilité théorique de lire et contrôler le spin à l’aide de courants électriques émerge dans les années 1980. La spintronique, nouvelle discipline qui en découlera, offre à la chercheuse un jardin propice où cultiver la pluridisciplinarité qu’elle affectionne. « Une amie en thèse m’a aiguillée vers cette voie », se souvient-elle reconnaissante. Quelques années auparavant, étudiante à l’École supérieure d’électricité (Supélec), elle ignorait encore tout de la spintronique… et désespérait de trouver un métier à même de satisfaire son insatiable curiosité. « Un premier stage sur la supraconductivité au Laboratoire de cristallographie et science des matériaux à Caen1 m’a ouvert les yeux. Je trouvais enfin une manière de concilier mon envie de mener des expérimentations concrètes avec des questions théoriques fondamentales. » Cette expérience décisive l’encourage à poursuivre en thèse en 2000 sous la direction « d’un chercheur extraordinaire », selon la description de la même amie.

Ce chercheur, c’est Albert Fert, futur lauréat de la médaille d’or du CNRS en 2003 puis du prix Nobel de physique 2007 avec Peter Grünberg. Tous deux sont les découvreurs de la magnétorésistance géante, phénomène qui assure aujourd’hui la lecture des données numériques de la plupart des disques durs de la planète.

 démontrer qu’il était possible de contrôler le sens de l’aimantation avec un courant électrique intense au sein de nanostructures multicouche.

« Cela a été une grande chance de travailler avec lui », salue-t-elle. Une chance vite mise à profit. « Pendant ma thèse, j’ai été l’une des premières à démontrer qu’il était possible de contrôler le sens de l’aimantation avec un courant électrique intense au sein de nanostructures multicouche », se réjouit-elle évoquant ces sortes de « mille-feuille » alternant des couches d’isolants et des couches ferromagnétiques de seulement quelques nanomètres d’épaisseur (un nanomètre vaut un millionième de millimètre, soit l’équivalent d’à peine une dizaine d’atomes). 

La découverte vaut le détour. Elle signifie qu’il est possible d’inscrire durablement dans la matière les chiffres zéro ou un, selon le spin donc, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle technologie de mémoires magnétiques, plus performantes et moins énergivores. Les industriels en voient vite l’intérêt pour la conception de mémoire vive, la fameuse RAM qui stocke temporairement les données du processeur et conditionne la vitesse de traitement de nos ordinateurs. Résultat : « le phénomène est à présent exploité dans des mémoires vives dites ST-MRAM, particulièrement rapides et commercialisées depuis deux ans », commente la physicienne.

Assembler un million de neurones artificiels

L’envie de contribuer à la fois au progrès théorique et technologique conduit ensuite Julie Grollier à rejoindre l’équipe mixte CNRS/Thales en 2006. Elle se lance alors un défi fascinant : créer des ordinateurs dont les processeurs s’inspirent du fonctionnement des neurones biologiques du cerveau, des processeurs neuromorphiques. « Ils pourraient se révéler plus rapides, plus robustes aux erreurs et consommer jusqu’à 10 000 fois moins d’énergie que les processeurs actuels », gage-t-elle. Son idée : utiliser la puissance de la spintronique pour créer des « nano-neurones » et des « nano-synapses» artificiels, 1 000 fois plus petits que le diamètre d’un cheveu ! Menés avec Damien Querlioz2, ces travaux prometteurs bénéficient d’un financement européen (bourse ERC) dès 2010. Sept ans plus tard, ils débouchent sur une preuve de concept retentissante : un premier neurone artificiel capable de reconnaître des chiffres entre 0 et 9 prononcés par différentes personnes !

Largement relayé par la presse, l’exploit ouvre des perspectives inédites pour « booster » et « verdir » l’intelligence artificielle (IA). « Un processeur neuromorphique pourrait réduire considérablement le temps et l’énergie nécessaire à l’apprentissage des fameux réseaux de neurones massivement utilisés en IA aujourd’hui », anticipe-t-elle. Pour ce faire, Julie Grollier envisage à présent d’assembler jusqu’à un million de neurones artificiels. « C’est le minimum pour des applications d’IA en médecine, ou pour diriger robots et voitures autonomes. » Dans cette voie, elle peut à présent compter sur la force d’un réseau national interdisciplinaire, le GDR BioComp, qu’elle a initié en 2015. « On n’apprend jamais mieux qu’en discutant avec les gens », insiste-t-elle.

La dimension humaine et collective de la recherche, subtil mélange de partage, d’écoute, de rigueur et d’imagination, demeure l’un de ses terrains préférés. Mais, « lorsque vous vous retrouvez la seule femme ou presque dans des conférences, il est encore difficile de ne pas s’interroger sur sa propre légitimité », confie-t-elle malgré l’excellence de son parcours scientifique. « Pour stimuler les jeunes femmes, il est important de changer l’image du scientifique-type, encore trop souvent dépeint comme un homme aux cheveux grisonnants », regrette-t-elle. Le livre3 pour la jeunesse sur l’intelligence artificielle qu’elle est en train de finaliser contribuera peut-être à changer les choses… ♦

Julie Grollier en 6 dates

1975 Naissance à Poitiers.
2005 Chargée de recherche au CNRS.
2010 Grand prix Jacques Herbrand de l’Académie des sciences.
2015 Directrice de recherche au CNRS.
2017 Mise au point d'un neurone artificiel aux capacités inédites.
2018 Médaille d’argent du CNRS.

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Notes